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    Image : Aquarelle de Carl Larsson - www.carllarsson.se

     

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    Aujourd’hui, j’ai pris soin de mes plantes. Pas celles de mon jardin, je n’ai pas de jardin privé autour d’une maison à mon nom. Mais comme j’adore les plantes, il y en a beaucoup dans mon appartement, et une fois par an, en plus de leur entretien habituel (arrosage, engrais, rempotage, élimination des feuilles et fleurs séchées etc), je leur offre un soin « personnalisé » : je lave leurs feuilles une par une.

    Au fil de l’année, les feuilles s’empoussièrent, et la fine pellicule qui se dépose sur leur surface empêche les plantes de bien respirer. Ces plantes recyclent et assainissent l’air que je respire, ça me semble juste de leur rendre la pareille, de leur permettre de bien respirer, elles aussi.

    Pour les feuilles les plus fines, ou très petites, je les passe sous le jet de la douche : je ne suis pas masochiste, non plus ! Pour les autres, je nettoie leurs feuilles avec douceur en passant sur chacune une éponge humide. Mine de rien, ça prend du temps de laver une plante feuille par feuille. Mais justement, c’est ce qui me plaît. Leur donner du temps.

     

    Respirer

     

    Ca prend du temps d’aimer quelqu’un (ou quelque chose, mais pour moi, les plantes sont des êtres vivants, conscients, même si leur forme de conscience diffère de la nôtre). Ca prend du temps de l’aider à se déployer, à se dépoussiérer, à donner le meilleur de lui-même. Ca peut être l’oeuvre d’une vie. Rien ne me semble plus important que de rendre ce monde respirable.

    Aider à respirer. Aider à désencombrer. Quitter cette implacable pesanteur qui voudrait nous faire croire que l’existence est, et doit rester, un fardeau. Qu’on doit vivre courbé sous le poids, la face tournée vers le sol comme en pénitence, avec résignation, au lieu de regarder le soleil en face et de le laisser nous dorer la peau, faire de nous des enluminures. Car je suis persuadée que c’est pour enluminer et illuminer le monde que nous sommes là, pas pour asphyxier dans son absurdité apparente, ni sous son accablante poussière.

    Nous sommes venus écrire nos vies sur les grandes pages du monde, et nous sommes libres d’y devenir enluminures ou ratures. C’est notre expérience, notre choix. Souvent, je crois, nous sommes un peu les deux. Nos plumes se prennent dans la fibre de l’existence, trébuchent, font des pâtés, laissent échapper des coulures, des taches. Il n’y a pas lieu de s’en vouloir, de se décourager : nous sommes des apprenants. Nous avons le droit de ne pas y arriver, pas encore... Qu’importe ?

    Avant que l’adulte ne lui reproche d’avoir laissé couler l’encre du stylo, la peinture du pinceau, l’enfant ne s’en formalise pas : il s’amuse de cette dégoulinure, l’utilise, la travaille, la recrée, s’en inspire, l’intègre à son oeuvre.

     

    Respirer

     

    A quel moment avons-nous cessé de transformer nos ratures en enluminures ? A quel moment avons-nous abdiqué notre pouvoir créateur, au nom de « ce qu'on attend de nous, ce qui est correct » ? A quel moment avons-nous appris à écrire sur les lignes, à rentrer dans les cases, sacrifiant au passage notre légèreté de voltige, notre (fr)agilité de funambule ? A quel moment avons-nous cru que prendre sa place sur terre, en adulte responsable, c’était oublier ses rêves et l’immensité des possibles ? A quel moment avons-nous succombé à l’illusion qu’être réaliste, c’était cesser d’être heureux ? Un tel credo me donne des sueurs froides.

     

    Respirer

     

    Je n’en étais pas consciente au moment où j’ai choisi ce chemin, mais je réalise, avec le recul, que l’écriture a été ma façon de trouver mon équilibre : suivre les lignes, respecter les codes, tout en gardant la liberté de m’en affranchir. Les musiciens improvisent autant qu’ils font des gammes. Dans presque tous les métiers (pas seulement artistiques), on apprend une méthode, un savoir-faire, puis on se les approprie, on les réinvente. C’est ce qui s’est passé, pour ma part, avec l’enseignement.

    Rien ne donne plus de sens à ma vie que de ramener celle des autres à l’air libre. S’il y a un vœu, un seul, qui me résume et me définit tout entière, c’est d’être, dans et pour ce monde, une petite minute d’air respirable.

    J’aurais pu être pneumologue, secouriste, psychanalyste…ou jardinière ! En écrivant, j’ai l’impression d’être un peu tout cela. Je n’ai pas la prétention de sauver des vies, de libérer des traumas, ou alors, c’est à mon insu. J’essaie simplement d’ouvrir des fenêtres dans des vies confinées, dans des consciences qui respirent mal.

    Il ne s’agit pas d’évasion, de fuite hors du réel. Il s’agit de retrouver cet espace vierge, cette page blanche, d’avant notre entrée dans le moule, d’avant notre information (ou déformation ?) matricielle.  Ce lieu où tout était possible. Ce lieu où chaque rature pouvait, et peut toujours, si nous le choisissons, devenir une enluminure.

     

    Respirer


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