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Côte à côte (15)
Côte à côte (15)
Je viens à la pêche comme d’autres vont à la plage. Pour passer le temps. Pour regarder glisser les nuages, même si, à cette saison, le ciel est le plus souvent lisse comme la mer. Pour laisser les soucis derrière moi, respirer l’air du large, étirer le quotidien de quelques encablures... le rendre plus souple, plus vaste, plus intéressant, plus élastique. Certains viennent ici en voyage. Moi, je voyage en contemplant ceux qui voyagent et ceux qui restent : les bouchons fixes sur l’eau calme et les bouchons qui dérivent, emportés par les courants.
Je pose mes lignes depuis la jetée, et, pendant qu’elles taquinent le goujon, j’ouvre tous mes sens, je me mets à l’affût de la vie du village, ce gros animal nonchalant qui s’éveille dans un ronron grandissant, sous la caresse d’un soleil encore amical.
Chaque jour apporte sa marée de nouveautés. Ces derniers temps, elles sont nombreuses. J’ai relevé beaucoup de détails intrigants, pour ne pas dire d’anomalies. Deux mouettes, enfin, un albatros et une mouette, font des allers-retours incessants au-dessus d’un balcon, toujours le même : celui de Pia et Paola, les deux sœurs impitoyables (ici on les appelle « les mitraillettes », parce qu’elles parlent sans arrêt, toujours pour dire du mal des gens, quand elles ne les fusillent pas directement du regard). Elles ont mis sécher des morues à la place de leur linge, ou quoi ? Jamais observé ce type de comportement avant chez les oiseaux.
L’agence Via Garibaldi va fermer. Les deux associés ne s’entendent plus, à ce qu’on dit. L’un aurait exploité l’autre, qui serait parti en claquant la porte. Le chef a cherché à le remplacer, mais l’autre lui a fait une telle réputation que plus personne ne veut embaucher chez lui. Il a dû se résoudre à déménager pour tenter sa chance dans une autre ville. Il faudra qu’il aille loin pour échapper à la rumeur. Naples peut-être, ou Rome, s’il ne craint pas la concurrence…
Le grand monsieur et la petite dame de la résidence sortent tous les jours se promener à heure fixe, réglés comme du papier à musique. Qu’est-ce qu’ils sont amoureux, ces deux-là ! Ils se tiennent comme s’ils avaient peur qu’un coup de vent emporte l’autre. C’est vrai que la vie emporte les gens sans prévenir, parfois…
En parlant d’amoureux, j’ai vu sortir l’employé en chemisette à rayures de la banque, puis de chez le fleuriste, juste à côté. Avec un gros bouquet de roses. Sûrement pour la petite demoiselle touriste avec qui il faisait des photos sur la promenade du bord de mer, l’autre jour. Ca a l’air de suivre son cours, leur histoire…
Pas comme les deux rabat-joie qui viennent plomber la côte de leurs disputes conjugales, année après année. Ils se jettent des regards plus noirs qu’un caffè stretto. On dirait qu’ils vont finir par s’entretuer. Dieu nous en garde… Et leurs ados qu’ils traînent derrière eux comme des animaux de compagnie, les pauvres… Ca doit être drôle comme un séjour en prison, leurs vacances familiales… enfin, au moins, ils sont ensemble. Les seuls barreaux qui les séparent sont ceux des non-dits…
Le vieux Gepetto a l’humeur sombre, aujourd’hui encore. Ca se voit à la manière dont il arpente le port, en long, en large, aller, retour. Il est ainsi depuis que son garçon est porté disparu en mer. On n’a jamais retrouvé le corps. … Gepetto est persuadé qu’il le retrouvera un jour au fond d’une baleine, qu’elle l’a avalé vivant… mais tout le monde au village sait bien qu’il n’a plus toute sa tête.
Que fait donc mon invité ? On ne finira jamais à temps de préparer les poissons du déjeuner s’il ne revient pas de l’église. Je n’ai pas compris pourquoi il trouvait si urgent d’aller y allumer un cierge, un jeudi. Ca ne pouvait pas attendre ? C’est peut-être une demande de sa femme, la Française. Elle a des idées saugrenues, des fois... certains la trouvent même peu folle… A mon avis, c'est juste qu'elle vient d'ailleurs. On ne la comprend pas bien, ici.
Je salue d’un geste Tekle, le jeune Erythréen qui entretient la plage privée de la résidence, celle avec les parasols jaunes. Il est bien, ce gosse. Il fait du travail propre et sérieux, même s’il parle encore mal notre langue. C'est un bosseur... Je l’ai vu donner en cachette des restes de nourriture abandonnés par les touristes au vieux chien noir qui se poste toujours près des transats. C’est un malin, lui. J’ai bien observé sa tactique. Il scrute attentivement ce qui se passe au Velazzura, pour aller se servir le premier dans l’arrière-cour quand ils jettent quelque chose. Et on jette tellement, de nos jours…
Ah ! Voilà Domenico qui rentre du large,déjà ? Le poisson n’a pas dû mordre beaucoup, ce matin... Il passera discuter une fois qu’il aura amarré son petit bateau. Comme moi, il pêche par plaisir, bien plus que pour vendre. Ou par désoeuvrement… le plaisir est le nom de vedette de l’ennui, non ? Celui que le vide prend pour paraître glamour ?... Houlà, je me laisse emporter, je pense trop. Ca ne me réussit jamais… Je vais plutôt lui faire signe de m’apporter les potins du jour que je n’ai pas encore eus par d’autres : il se lève toujours très tôt pour partir en mer avant l’aube… il pose ses filets le premier, pour le poisson comme pour les on-dit. Il les remplit le premier aussi…
J’aimerais bien savoir s’ils ont éclairci le mystère de la gelateria Rosanna dont les glaces ont fondu subitement, les pauvres… un week-end, en plus, le meilleur jour pour les affaires ! Leur système de réfrigération est intact. Ils n‘y comprennent rien. Aux dernières nouvelles, l’enquête piétine…
Pour blaguer, on fait des paris avec Domenico sur l’idylle de l’employé en chemisette et de la petite touriste. Il pense que ça ne durera pas, moi, j’aime me dire que si. Il se moque de moi :
« Ecoute, Emilio, tu es trop romantique ! Tu regardes les feuilletons américains, ou quoi ? Les femmes, c’est comme les alevins, c’est meilleur en friture ! Toutes à la casserole ! Une de perdue, dix de retrouvées ! »
J’aime bien la friture… Domenico est bien meilleur pêcheur que moi, et pour les poissons, c’est une véritable encyclopédie ; il m’a même appris qu’une espèce méditerranéenne (le serran), est hermaphrodite, c’est-à-dire à la fois mâle et femelle : il forme une paire à lui tout seul, il s’auto-suffit.
Pourtant, une femme comme la mienne, moi, je n’en ai pas retrouvé.
Mais je suis encore là… et comme on dit : tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir.
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