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    Côte à côte (1)

     

    Le matin, la plage est encore calme. C’est mon moment préféré de la journée. Les pêcheurs silencieux observent la vie du quartier depuis la jetée tout en surveillant leurs flotteurs du coin de l’œil. A bord de son petit bateau blanc, dont le sillage, momentanément, coupe à angle droit l’eau tranquille, Luigi rentre de sa sortie matinale. J’arrange les chaises longues et les parasols jaunes et blancs dans un alignement impeccable, digne d’un défilé militaire un jour de  fête nationale. J’y mets un soin particulier, parce que j’aime le travail bien fait, mais aussi parce qu’il y a quelque chose de rassurant à cet ordre parfait, à cette sérénité que rien ne trouble, pas même les cris des oiseaux de mer. Les clients de l’hôtel vont à l’espace wellness, la plupart préfèrent l’eau douce de la piscine et la proximité du sauna à l’eau salée, mêlée de sable et d’algues, qui poisse la peau.

    La plage, au matin, est mon espace wellness. L’espace où, quelques précieux instants, réfugié dans une bulle en apesanteur dans l’air marin encore doux et frais, je m’offre un soin délassant de torpeur béate hermétiquement close. Là, j’oublie ceux qui sont tombés du bateau. Ceux restés au pays. Ceux parqués au centre de rétention. Ceux tombés aux mains des passeurs sans scrupules, ceux qui attendent la rançon de leur famille pour sortir des geôles de leurs tortionnaires. Moi, j’ai la chance d’être sain et sauf, d’avoir pu trouver du travail ici. Au noir, comme ma couleur de peau, celle qui ne plaît pas à certains clients de l’hôtel qui s’adressent à moi sans respect ou m’ignorent délibérément, me préférant le personnel maghrébin basané mais moins « foncé ». Que m’importent le mépris, les vexations ou même, parfois, les insultes ? Je suis vivant. J’ai rallié un pays libre où je profite, chaque matin, de mon espace wellness privé. A la fin du mois, je pourrai envoyer un peu d’argent à la famille et, si Dieu veut, ils viendront me rejoindre ici un jour. Ils quitteront, un à un, l’enfer de feu, de fer et de sang qu’est l’Erythrée. Je salue la grâce de pouvoir danser sur la corde raide, même si c’est sans filet, plutôt que d’avoir dû me la passer au cou pour me pendre.

     

     

    29.06.23

    Inspiré de l'article Ils en parlent – Voyage en barbarie (wordpress.com) (âmes sensibles, s'abstenir !)

    Heureusement, il y a aussi LIMBO – RÉPARER LES SURVIVANTS (limbo-asso.com)...

     


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