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    En écrivant ces mots aujourd'hui, je repense au très beau texte "La petite âme et le soleil" adapté de N.D. Walsh. Vous pouvez le relire sur mon blog où je l'avais publié en 2015. Je n'alimente plus le blog mais le jardin est resté ouvert.

     

    La sourde oreille

     

     

    Ma famille est pleine de sourds.

    Mon arrière-grand-mère, mes quatre grands-parents, sur la fin de leur vie étaient sourds. Ma mère est en train de devenir sourde. Bien sûr, ça dit quelque chose. La manifestation physique exprime une posture intérieure. Ne pas écouter. Ni soi ni l’autre. L’incommunicabilité raconte l’histoire de ma famille au moins sur les cinq générations que j’ai connues de leur vivant. On ne parle pas de ce qui fait mal. On le garde en soi. On le remâche en silence. On serre les mâchoires. On laisse la matière toxique faire son œuvre en attendant son heure.

    Mon père n’est pas devenu sourd. Il est mort avant. Il s’est flingué à la surdité émotionnelle. Flingué à la négation de soi et à l’euthanasie de la sensibilité. Il n’avait pas trouvé d’autre option. C’était une stratégie de survie comme une autre. Chacun fait ce qu’il peut avec ce qu’il a.

    La première chose qu’il a perdue, ce sont les mots. Cruelle ironie pour un prof de langue, tellement passionné et absorbé par son travail. Il a perdu bien d’autres choses ensuite, mais je n’ai pas envie d’en parler là. C’est grâce à son mutisme que j’ai découvert plus profondément le langage du cœur. Qu’on peut parler et entendre quelqu’un au-delà de la matière, quand il ne reste plus d’autre voie/voix.

    Pendant sa maladie, on m’a souvent demandé « Pourquoi, avec les capacités thérapeutiques que tu as, tu ne l’aides pas ? » Pourquoi ? Parce que j’avais parlé avec lui d’âme à âme et qu’il m’avait dit que c’était son choix. Il voulait partir. Il avait conscience de s’être enferré trop inextricablement sur son propre hameçon. Il était piégé. La seule option pour lui de se dégager était de se saborder. Le faire à travers un cancer rapide était finalement généreux de sa part. Il nous épargnait une longue maladie, un accident ou un suicide.

    J’ai respecté son choix. Il lui restait déjà tellement peu de liberté. Je n’allais pas encore lui retirer celle-là. Je l’ai accompagné comme j’ai pu dans ce qui était son dernier tournant. C’était déchirant et beau à la fois. Quand il a commencé à perdre la tête, il s’est autorisé quelques semaines ce que jamais il ne s’était accordé de sa vie. S’émerveiller. Prendre le temps. Se reposer. Laisser paraître ses émotions. Lâcher la cuirasse.

    Si un jour je deviens moi aussi dure de la feuille, j’espère que je saurai garder l’oreille de mon cœur. Car si parfois il saigne à ciel ouvert, au moins, je suis encore vivante.

    Presque toutes les leçons les plus épineuses de ma vie, papa, je te les dois. Comme nos âmes devaient s’aimer fort et avoir confiance l’une en l’autre avant de s’incarner pour accepter de se faire ça. De jouer deux rôles aussi ingrats. Sachant, en plus, qu’une fois ici en bas, on s’identifierait à ces masques et qu’on oublierait le véritable contrat. S’entraider à grandir.

    Toute ta vie, tu as été un enseignant exigeant, rigoureux, investi et tu l’as été aussi avec moi. Tu t’es coltiné bien des sales besognes. Entre autres, par ta mort, tu m’as enseigné la vie.

    Merci papa.

     

     

     

    Photo prise dans le jardin par mon père. Je dois avoir 13 ou 14 ans.

    Sûrement une des rares fois où il m'a perçue dans ma vraie lumière.

    Mais il s'est bien rattrapé depuis qu'il y est, lui.


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