Le dernier morceau de ciel

Quand tu passes ta main avec ce geste particulier dans tes cheveux, c’est que tu es en souci, je le sais bien. Après tant d’années passées discrètement à tes côtés, à assister au moindre instant de ta vie quotidienne, je peux lire dans tes pensées et deviner tes émotions les plus intimes… celles que, par pudeur et générosité, tu retiens, la plupart du temps. Comme en ce moment même.

Tu es inquiet parce que la toile du chapiteau gémit sous l’usure, que l’écuyère s’est blessée au talon et que le trapéziste rêve de partir à l’étranger. Hier soir, tu as perçu des éclats de voix en longeant la roulotte délabrée de la jongleuse et du dompteur. Dieu seul sait si leur couple va tenir la route. La route… Elle est tellement glaiseuse en ce moment que les roues de bois s’embourbent et rendent la progression bien difficile. Le froid et l’humidité n’incitent pas les gens à venir au spectacle. Ils préfèrent rester chez eux, au coin de la cheminée ou du poêle… pour ceux qui ont de quoi se chauffer.  La crise de 29 a laissé des traces. Vous êtes des itinérants qui ont encore un toit. Les rues sont envahies d’errants qui n’en ont plus…  Le malheur est une chose relative quand on prend le temps de bien y songer.

Même le clown, oui, le clown ! Ce fidèle allié qui t’accompagne depuis le tout début de l’aventure, qui a vu évoluer année après année les détails du spectacle, même le clown avec son large sourire rouge au milieu de son masque blanc reconnaît qu’il est de plus en plus difficile de trouver des emplacements où on vous accepte… et des spectateurs pour remplir les gradins. La lumière et les couleurs flamboyantes de vos costumes n’habitent plus vos prunelles.

Le coup de grâce vous a été porté la semaine dernière, quand vous avez partagé la dernière recette et constaté que cette année, il n’y aurait pas de Noël pour vos enfants. La somme ne couvrait même pas les dépenses essentielles du cirque. Alors qu’il faudrait renouveler par sécurité certains câbles, se procurer de la viande pour les fauves…

Voilà ce qui t’agite à cet instant, quand tu évites dans le miroir ton visage marqué par l’âge et les épreuves dont le cerne noir, sous ton regard, ne doit plus rien au maquillage. Moi qui dis l’avenir, je vais te rassurer, pourtant. Ton cirque ne va pas s’éteindre comme une bougie a épuisé sa cire. D’autres inspirations viendront. D’autres idées, d’autres numéros, d’autres artistes… et même l’argent qui vous fait tant défaut actuellement. La chance tourne, mon ami. Elle tourne comme les aiguilles finement ciselées de mon cadran qui rythment ta vie, notre vie, depuis toutes ces années où je t’observe, immobile, depuis les boiseries de ta cheminée. Tours de cadran, tours de piste.

Relève-toi. Tu as encore de quoi allumer un feu. Pour Noël, vous offrirez un spectacle en famille aux enfants, auquel ils prendront tous part. Un spectacle rien qu’entre vous, rien que pour vous, sans public, sans applaudissements, une fête chaleureuse juste pour la joie d’être ensemble. Parce qu’elle est là, la vraie richesse des gens du cirque. Oui, votre existence est parfois difficile, elle gémit et se tend comme la toile élimée du vieux chapiteau. Mais la vie continue. Ensemble. Pourquoi ? Parce que vous ne pouvez vendre du rêve que s’il vous habite aussi. La première magie du cirque, c’est celle-là. Celle d’allumer des étoiles dans son cœur et dans celui des autres. Et de les partager en un regard.

Pourquoi crois-tu qu’il y a qu’il y a tant de miroirs dans ta roulotte,  directeur ?  Vous n’êtes pas seulement les étoiles de la piste. Vous êtes aussi, sur terre, un peu en miroir celles du ciel.

Sylvie PTITSA,  7.9.2020

Texte à paraître dans une oeuvre à venir : "Arrêts sur images" - Tous droit réservés

Si vous voulez voir l'endroit magique qui m'a inspiré ce texte lors de mon dernier voyage en 2020, cliquez sur le morceau de ciel ci-dessous. Il en vient !

Avec toutes mes amitiés à la famille Bélivier et à Hanette.