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    Elle est encore là lorsque je sors du magasin. Je l'ai déjà remarquée en entrant, accroupie près de la porte automatique, récupérant par bouffées à chaque ouverture un peu de chaleur. Elle est tellement emmitouflée que seul son visage caramel est visible. Au moins, elle a des vêtements chauds...
    Je sors avec mon cabas plein de courses. Franchement, ça me semblerait indécent de passer à côté d'elle sans rien lui donner. Il reste quelques pièces dans mon porte-monnaie, des euros, pas des centimes, pas de la monnaie dont je voudrais me débarrasser. Je les lui glisse dans la main, et au passage je réchauffe entre mes doigts les siens gelés. Elle lève les yeux vers moi, presqu'étonnée. Elle murmure "Oh, madame"... Elle ne parle pas ma langue. Alors elle pose sa main sur son coeur en me souriant, et je fais de même.
    Une flambée d'humanité dans la nuit de l'indifférence, comme dans le conte de la petite marchande d'allumettes.
    Et je repars. Bien sûr. On repart toujours, n'est-ce pas ? Toutes les belles histoires n'ont-elles pas une fin ? Et celle de la petite marchande d'allumettes est loin d'être rose...
    Ce serait trop insupportable d'en savoir plus. D'essayer de comprendre pourquoi elle est là, pourquoi nous faisons nos courses de Noël et surtout pourquoi tout le monde trouve normal de passer devant elle sans la voir, ou en feignant de ne pas la voir.
    En arrivant à ma voiture, il me revient que ses ongles sont laqués. Soigneusement entretenus. C'est peut-être une fausse pauvre qui fait la manche déguisée en réfugiée pour arnaquer les nantis ? Mais alors, pourquoi s'imposerait-elle l'humiliation de mendier, en plein hiver ? Il y a des tas d'autres façons moins dégradantes et difficiles d'arnaquer les nantis...
    C'est bien possible aussi que mon argent ne serve qu'à nourrir le réseau qui profite d'elle, et qu'elle n'en voie jamais la couleur.
    Tout comme il est possible aussi ces ongles soient sa dernière fierté de femme, le seul luxe qu'elle peut s'offrir pour rester digne, pour se sentir belle. Pas de beaux vêtements. Pas de coiffeur (elle est voilée). Pas de bijoux. Mais des ongles chic.
    Il y a une chance sur mille que mon hypothèse naïve soit la bonne. C'est un risque à prendre.
    Je le prends.
    Elle ne sait pas que ce n'est pas moi qui ai ensoleillé sa journée : c'est elle qui a ensoleillé la mienne.
    Sylvie Ptitsa
    04.12.2019
     
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