Côte à côte (4) |
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Enfin les vacances ! Après une année de dur labeur, de journées aussi gavées de rendez-vous que des canards voués au foie gras, le moment béni est enfin arrivé. Sublime Riviera. Des années qu’on vient là, je ne m’en lasse pas. Le bleu est toujours aussi bleu, le sable toujours aussi blond, la gastronomie toujours aussi raffinée, les paysages toujours aussi pittoresques. A chaque virage, j’ai l’impression d’entrer dans un tableau de maître. Même les fruits, dans la corbeille, ont la splendeur vernissée d’une nature morte tant la lumière côtière magnifie tout. Et puis, surtout, ces vacances sont l’occasion de passer un long moment privilégié avec ma douce et tendre, ma moitié, celle qui partage ma vie depuis des décennies, mon épouse, ma femme : l’Emmerdissime. A quel moment l’est-elle devenue ? Au bout de combien d’anniversaires de mariage la lune de miel a-t-elle viré à la lune de fiel, comme une crème Chantilly tourne à l’aigre ? La jolie femme dont j’étais si amoureux est-elle devenue la mégère qui partage mes jours en un seul coup de baguette maléfique ? Ou ai-je, trop affairé, zappé les signes annonciateurs de la métamorphose de ma Blanche-Neige, cette brunette charmante qui chantait comme un oiseau, en furie grinçante et grimaçante ? Quand, exactement, ma Barbie s’est-elle muée en Harpie ? La ménopause, à elle seule, peut-elle être tenue pour responsable de cet affligeant tour de passe-passe ? Puis-je déposer plainte chez l’endocrinologue ? Ou ai-je une part de co-responsabilité dans ce gâchis et dans la création de l’inégalable casse-couilles ? Suis-je l’Adam déplorable dont la côte a généré cette Eve détestable ?... Je sais seulement que je ne la supporte plus. Ni visuellement, ni auditivement, ni tactilement. Elle m’agace, elle m’horripile, elle me fait bouillir, elle me vrille les nerfs, me perce les tympans, meule ma patience, rabote mon entrain, dévisse mes plaisirs, déboîte mes loisirs ; elle scie la branche de sérénité sur laquelle je suis assis, et je prie comme un fanatique pour que la branche lui tombe sur la gueule et qu’elle la ferme, enfin ! C’est imminent, je vais craquer. Chaque été, le fait de nous retrouver côte à côte, face à face, durant plusieurs semaines, sous la canicule, dans le petit appartement que nous avions acheté ensemble pour y couler « une heureuse retraite », rend ces « vacances » aussi agréables et bénéfiques que le supplice du pal. Rien ne lui va, rien ne lui plaît. Un exemple parmi tant d’autres : les fruits de mer. Chez nous, elle n’en mange pas : ils sont importés. Surgelés, ils n’ont aucun goût. Ici, ils sont frais, mais ils sentent trop la mer. Ben oui, par définition, ils en viennent. Elle voudrait donc des fruits de mer frais, mais qui ne sentent pas la mer. D’ailleurs, elle sent trop aussi, la mer. Elle sent la vase à marée basse. Ma chérie, on est en Méditerranée, il n’y a aucune marée. Oui mais, ça sent quand même. Ca sent le poisson mort. Ben oui, on est près du port. Tu voulais pouvoir descendre à pied à la plage… Ca sent le mazout, on se croirait chez nous, dans les crachats des usines et l’haleine empestée du périphérique. En effet, les cargos ne se propulsent pas encore au solaire ou à l’éolienne. Si ça arrive un jour, désolé, on sera déjà morts. Et puis il y a trop de gens, trop de motos, trop de moteurs, trop de fumeurs, trop d’alcool, trop de tapage, trop de jeunes cons, trop de vieux chnoques, trop de clochards, trop de loubards, trop de pétards, trop de flics, on se croirait en alerte terroriste, comment veux-tu te sentir en vacances, on dort mal, il fait trop chaud, les rues sont sales, il y a des merdes de chien partout, sur le balcon, ces crétins d’oiseaux de mer chient vert algue et ça colle pire que de la glu, et sur la plage, des algues, des méduses gluantes et des déchets plastique, non mais franchement, qu’est-ce qu’on fout ici ? On fout, ma star, qu’à l’époque, tu trouvais ça exotique, romantique, mirifique, chic… et sans hic. Qu’on a investi dans ce petit nid d’amour et que maintenant, il faut y revenir à chaque congé pour amortir l’investissement. On pourrait sortir ? Mais non, on est trop vieux, les boîtes de nuit, c’est plus pour nous. Aller en balade ? Pour tomber avec tous ces connards de touristes allemands en sandales et chaussettes qui trimballent leurs canettes de bière avant de les jeter dans la mer du haut des falaises ? Faire un tour en bateau ? Ah non, ça pollue, et puis le soleil sur l’eau, c’est trop violent, pour les yeux, pour la peau. Je vais la lui faire, moi, la peau. C’est comme ça que ça va finir. Dans la rubrique « faits divers » de la gazette locale. Je n’ai pas encore choisi l’arme du crime, mais j’ai déjà le mobile, tout un listing même ! Défenestration ? Empoisonnement au guano ? Découpage à la pince de homard ? Strangulation au tentacule de poulpe ? Je réfléchis. Quand je peux. Quand je ne suis pas monopolisé par la gestion de l’implosion. Elle m’emmerde. Elle m’emmerde. L’Emmerdissime, surnom sur mesure, du vrai prêt à porter, je ne pouvais pas trouver mieux, plus cousu main, plus cintré, plus ajusté, plus parfait, si seulement je pouvais parler d’elle au plus-que-parfait, elle m’emmerde, elle m’emmerde, grands dieux de chez Dior, qu’est-ce qu’elle m’emmerde. Je m’emmerde, je m’emmerde, vivement que ces foutues vacances soient passées, vivement le retour, je m’emmerde, je l’emmerde, nous nous emmerdons, ils se sont emmerdés, je ne doute point que tous deux s’emmerdassent, est-il possible qu’à ce point vous vous emmerdassiez ? Hélas oui, à tous les modes et à tous les temps, il est avéré, preuves à l’appui, que nous nous emmerdâmes, continuellement, incommensurablement, chacun, ensemble, l’un l’autre, sainte Conjugaison, priez pour nous, mais avant, amen, c’est un impératif : trucidez-la !
Texte inspiré de la succulente chanson de Brassens que j'ai réécoutée récemment. |