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    Côte à côte (7)

     

    Les bretelles du sac me scient les épaules, et je commence à avoir des crampes aux mollets, mais je dois encore avaler quelques kilomètres avant de trouver un hébergement hors de la ville. Sur ma droite, la mer et son extraordinaire camaïeu de bleus. Sur ma gauche, une enfilade de plages, presque toutes identiques : des parasols à la verticale, des transats à l’horizontale… repère orthonormé basique du tourisme de masse. Des hommes et des ombrelles à la perpendiculaire, seule change la couleur du mobilier de plage, jaune ici, bleu là.

    Peut-on vraiment passer ses vacances ainsi, avoir plaisir à se faire griller du matin au soir comme une tranche de lard, un côté, puis l’autre, de nouveau le premier côté, puis l’autre… ? Sans compter qu’à évaluer la couleur de certaines tranches, elles auront bientôt rendez-vous avec le dermatologue et/ou le chirurgien. Se faire rôtir comme un cochon à la broche pendant son unique congé annuel, alors qu’il y a tant de cultures à découvrir, tant d’architectures fascinantes, tant de merveilles à voir partout à la surface de la planète ?

    Je dois être trop jeune pour comprendre. Quand j’aurai un déambulateur (même si j’espère ne jamais en avoir besoin…), je serai peut-être content de pouvoir encore profiter du soleil et du vent marin, allongé sur un transat, plutôt qu’enfermé dans une maison de retraite ou une chambre d’hôpital. Je ne juge personne. C’est seulement que ça ne m’attire pas, mais alors pas du tout… Je ne réussis même pas à m’imaginer passer ainsi mon temps. Avec les enfants, même tout petits, on a toujours voyagé, on s’adaptait, on trouvait important qu’ils découvrent le monde, eux aussi.

    J’ai commencé à marcher l’année de ma retraite. Pour ne pas m’ennuyer. Pour ne pas déprimer. Pour conserver la forme. Pour faire le point… Je suis parti trois mois, sac au dos, tout seul, sur le chemin de Compostelle. Une aventure qui m’a transformé à vie. Le rythme, la lenteur, les paysages, les rencontres… le face à face avec soi-même, avec les éléments… s’en remettre à la providence pour trouver un gîte, un couvert. Apprendre, réapprendre l’abandon et la confiance, après un demi-siècle passé à servir le monde de la programmation et du contrôle. Enfin, de l’illusion de contrôle, parce qu’à bien y réfléchir, on ne contrôle pas grand-chose, plus on avance en âge, plus on le sait…

    Compostelle m’a surtout réappris la liberté. Une saveur totalement oubliée dont je ne pourrais plus me passer. Quand j’ai eu atteint Compostelle, je suis reparti. Il existe plusieurs voies, chacune traversant une partie différente de l’Europe, jusqu’à ce point de convergence. Chaque fois, d’autres décors, d’autres cultures, d’autres rencontres… Ca m’a occupé plusieurs années. Je ne pouvais plus décrocher. Quand j’ai eu l’impression d’avoir fait le tour de Compostelle, même si on n’en fait jamais le tour, je suis parti sur le chemin de Rome, puis sur le Tóchar Phádraig en Irlande, le Franziskusweg-Krk en Croatie… Ensuite, je me suis aventuré plus loin, sur le Caminho da Fé au Brésil, le Chemin de l’Inca au Pérou… J’aurais pu aller vers Jérusalem, mais je ne cherchais pas forcément des itinéraires religieux, plutôt des parcours imprégnés d’histoire et de culture : je suis curieux par nature, aller à la rencontre des hommes, au présent ou dans le passé, me passionne.

    Pour mon prochain périple, j’ai envie de marcher sur la route de la soie. Partir peut-être de Venise, visiter Samarcande, pousser jusqu’à la Chine ?… La remonter en sens inverse, comme je remonterais le fil du temps. Comme si, à travers l’Histoire, je remontais la mienne, vers une nouvelle naissance.

     

                                                                                                                                           Lire les autres "Côte à côte"

     


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